À la croisée des chemins. Le droit et la sociologie chez Gabriel Tarde

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Sommaire de l'article

Louise Salmon et Marc Renneville

 

 

 

Haut-lieu du tourisme en Périgord, cité d’histoire et d’architecture, Sarlat peut s’enorgueillir d’être la ville natale d’Étienne de la Boétie. Une statue honore sa mémoire, à l’ombre de la place de la Grande Rigaudie mais si l’on avance de quelques dizaines de mètres vers le Palais de justice, on découvre un marbre sculpté dédié à la mémoire d’un autre natif de Sarlat. Pour l’inauguration de ce monument, le 12 septembre 1909 ; Ferdinand Buisson s’exprimait, en qualité de député et de Président de la Société de sociologie de Paris :

Le sociologue en question était en fait un magistrat. Il s’agit de Gabriel Tarde (1843-1904). Ainsi l’éloge de Tarde par Buisson semble-t-il offrir d’emblée un démenti à l’hypothétique incompatibilité du droit et de la sociologie naissante ; à moins que Tarde ne soit une figure originale. De fait, il occupe une place singulière dans le champ de la sociologie du droit. Tarde fut d’abord un juriste praticien et un sociologue du droit, contrairement à Durkheim qui fut d’abord sociologue et proposa ensuite des fondements à une nouvelle discipline, la sociologie juridique[3].

Nous proposons ici de revenir sur le parcours et l’œuvre de Gabriel Tarde, qui fut à la fois homme de loi et auteur d’une sociologie criminelle originale.

Trois moments dans la relation de Tarde avec le droit et les juristes de son temps émergent. Dans un premier temps, en tant que magistrat, Gabriel Tarde exprime un intérêt pour la société notamment au travers de sa pratique de terrain en tant que juge d’instruction. Dans un second temps, en tant que criminologue, Tarde acquiert une notoriété qui le rend visible et tend à formuler une sociologie criminelle. Enfin, dans un troisième temps, en tant que sociologue, Tarde tente d’introduire une dimension sociale au droit en le considérant comme le miroir de la vie sociale. Son approche novatrice et sa notoriété acquise le met en contact avec des juristes sensibles aux sciences sociales comme Maurice Hauriou pour évoquer le plus célèbre.

Gabriel Tarde, magistrat

De 1875 à 1893, Gabriel Tarde fut un « simple juge d’instruction à Sarlat »[4]. Si sa carrière en tant que magistrat fut discrète et sans ambition, sa pratique professionnelle sur le terrain du crime en tant que magistrat instructeur - et notamment dans le cadre des transports judiciaires - fut déterminante dans son approche du monde social.

Une carrière silencieuse en tant que juge d’instruction

Né en 1843 dans l’une des plus anciennes familles du Périgord[5], dont le membre le plus illustre fut le chanoine astronome Jean Tarde (1561-1636), Gabriel Tarde est toujours resté très attaché à Sarlat et au bourg de la Roque-Gageac, où se trouvait son manoir familial, son cabinet de travail et sa bibliothèque, perché à mi-falaise, en surplomb de la Dordogne. Le jeune Tarde se destinait à une carrière scientifique mais il dut composer avec des crises d’ophtalmie qui le détourne de son ambition initiale. Il découvre alors Maine de Biran, Cournot, Hegel et les stoïciens. Ayant fait son droit à Toulouse et à Paris où il obtint sa licence à l’âge de vingt-deux ans, Tarde se fit inscrire au barreau de Sarlat où il commença sa carrière en tant que secrétaire assistant du juge de 1867 à 1869[6]. Après avoir été pendant deux ans juge suppléant au tribunal civil de Sarlat, il obtint en octobre 1873 le poste de substitut de procureur de la République à Ruffec (chef-lieu de canton du département de la Charente). En octobre 1875, les désirs de Tarde se réalisent enfin. Il est nommé juge d’instruction à Sarlat[7].

Gabriel Tarde vécut ainsi les cinquante premières années de sa vie à l’échelle de l’environnement d’une petite ville de province « reculée, réputée retardataire[8] » et de l’étendue du ressort d’un tribunal de première instance de la sixième et dernière classe des tribunaux de France où il « s’honorait d’avoir été magistrat pendant vingt-cinq ans[9]. » « Vous vous étonnerez peut-être, me dit-il, de mon immobilité prolongée dans la carrière judiciaire […] J’étais d'ailleurs retenu à Sarlat (jusqu'à la mort de ma mère en 1891) par des raisons de famille et aussi par un fort attachement au sol natal[10] ». Par sa profession qu’il choisit dans les pas de ses ancêtres et de son père – Pierre Paul Tarde fut lui-même juge d’instruction au tribunal de Sarlat jusqu'à sa mort en 1850 –, Gabriel Tarde s’inscrit dans une longue lignée de carrières judiciaires.

Bien que remarquablement longue (Tarde a été renouvelé sept fois dans ses fonctions de magistrat instructeur en dépit de la grande épuration de 1883), la trajectoire professionnelle de Tarde au sein de la famille judiciaire se déroula sans heurt ni surprise dans le décor immuable de son sud-ouest natal[11]. Ces années de service et cette constance dans la magistrature furent gratifiées de la distinction de Chevalier de la Légion d’honneur le 14 juillet 1895. Ce n’est qu’en janvier 1894 que Tarde quitte le Périgord pour Paris alors qu’il est nommé en directeur de la statistique judiciaire au ministère de la Justice. Et il ne démissionnera de l’administration judiciaire qu’en janvier 1900 après avoir été nommé professeur titulaire de la chaire de Philosophie moderne au Collège de France.

Suivons à présent notre magistrat sur le terrain du crime au travers de sa pratique du transport judiciaire.

De l’importance de l’expérience de terrain et des détails. La pratique du transport judiciaire

L’institution et les compétences du juge d’instruction sont définies par le Code de l’instruction criminelle de 1808[12]. Chargé d’instruire les crimes et délits commis sur les dix cantons couvrant l’étendue du ressort du Tribunal de Sarlat[13], l’essentiel du travail du juge d’instruction Tarde consiste à diriger une enquête judiciaire. Dans cette perspective et selon l’article 81, il est compétent pour accomplir tous les actes d’information qu’il juge utile « à la manifestation de la vérité » afin d’éclairer la justice sur les circonstances dans lesquelles le crime a été commis[14].

Le transport judiciaire constitue la première étape cette enquête. L’article 87 du Code le détermine ainsi :

Le juge d’instruction se transportera, s’il en est requis, et pourra même se transporter d’office dans le domicile du prévenu, pour y faire la perquisition des papiers, effets, et généralement de tous les objets qui seront jugés utiles à la manifestation de la vérité[15].

Habitude professionnelle pratiquée pendant ses dix-huit ans d’instruction criminelle, la descente sur les lieux d’un crime associa étroitement chez Tarde les paysages de son pays natal à ses terrains d’investigation :

Je reconnais les lieux, presque toujours pittoresques, où ils ont laissé les vestiges de leurs méfaits, tâches de sang, carreaux brisés, empreinte de pas[16].

Dans un article rassemblant les « souvenirs épars d’un juge d’instruction de province[17] », Gabriel Tarde nous livre l’apport majeur à la procédure que représente le transport en matière pénale mais, aussi, un véritable plaidoyer en sa faveur. Car « c’est surtout en matière criminelle que la justice, pour être bonne, doit être prompte[18] ». Sur le terrain, l’investigation du magistrat instructeur a en effet le mérite d’être plus rapide et donc potentiellement moins sujette aux erreurs. En « quelques heures alors (le juge) avance plus sa besogne qu’en quelques jours ou quelques semaines au Palais de justice[19] ». Dès qu’il est saisi par un réquisitoire du procureur, le magistrat Tarde s’empresse de se rendre sur les lieux du crime afin de rassembler tous les faits nécessaires à son instruction. Il procède alors à une inspection minutieuse des lieux afin de connaître au mieux l’environnement et les circonstances dans lesquels le vol a été commis. Stimulé par sa curiosité investigatrice et l’intérêt qu’il porte au plus petit détail[20], Tarde s’approprie rapidement les lieux en « faisant des enquêtes rapides en plein air, prenant des renseignements à droite et à gauche, consignant des observations, des croquis des lieux, sur un bout de papier, hâtivement, pressé d’atteindre le but par le chemin le plus court[21]. ».

Menacée en 1897 par un projet de réforme du code de procédure criminelle, la pratique du transport criminel risquait d’être supprimée. Pour défendre le transport criminel comme matériau de base du travail de magistrat instructeur en matière pénale[22], Tarde invoque sa propre expérience : « Sur les deux ou trois cent transports criminels que j’ai faits […] presque toujours c’est là que j’ai puisé mes éléments décisifs d’information[23]. »

L’apport du déplacement de la justice pénale sur les lieux de la commission des infractions se manifeste tant dans cet exercice en plein air que Tarde affectionne que dans la recherche méthodique et la conservation systématique d’une multitude de traces anodines, d’indices infimes, d’imperceptibles détails[24]. La récolte de ces petits éléments épars, auxquels le juge d’instruction donne une cohérence logique, permet à Tarde de construire un raisonnement à partir duquel il procèdera à la qualification des faits retenus. La « preuve expertale » caractérise ce raisonnement fondé sur l’interprétation de différents éléments matériels[25]. La science de l’observation donne une large part à la déduction et à la capacité du juge d’instruction à faire parler les indices.

Ainsi, de la pratique du transport judiciaire émerge déjà le principe tardien que le tout est différent de la somme de ses parties, chaque partie, chaque trace, chaque indice – aussi infime soit-il – existe en lui-même, tout en participant à un tout, et est signifiant en soi. Les menus détails, les dispositions psychologiques des auteurs d’une infraction comme les interprétations qu’en font les juges dans leurs arrêts aiguisent l’intérêt de Tarde et éveille son « imagination observatrice[26] ». Car c’est bien sur le terrain de sa pratique professionnelle que Tarde « voit la vie sociale en action et en observe les manifestations avec les yeux de l’esprit[27] ». Il y formule ses premières intuitions sociologiques.

De l’instruction aux premières intuitions sociologiques. Le magistrat Tarde, observateur de la vie sociale en action

Trois années d’études en droit et dix-neuf années de pratiques professionnelles en tant que magistrat peuvent avoir profondément façonné le mode de pensée et le mode de relation au monde du juge Tarde. Dans quelle mesure peut-on postuler l’émergence d’une « méthodologie juridique » tardienne durant ces années de juridiction criminelle et qu’il appliquera dans ses travaux ultérieurs ?

Gabriel Tarde fit ses premières observations en matière de vie collective en tant que juge d’instruction. Le droit se présenta à lui comme « le miroir intégral de la vie sociale[28] ». Ainsi, et comme l’appelle de ses vœux Desclozeaux dans son célèbre discours de rentrée sur le juge d’instruction en 1836, l’instruction criminelle opérée par le juge doit-elle être « un miroir où se réfléchi[t] la réalité ; c’est un devoir qui demande pour être accompli plus de talent que n’en exigerait une rédaction savante et concise[29] ».

Ayant instruit de nombreuses affaires, Tarde vit défiler dans son cabinet des justiciables de toutes sortes de milieux. Les inculpés avouaient souvent leurs forfaits mais, en dépit de la variété des crimes, Tarde constatait qu’ils avançaient toujours des motifs de circonstances atténuantes : ils disaient avoir subi l’influence de leur milieu. Leur comportement s’expliquait ainsi largement par l’imitation de modèles qu’ils avaient sous les yeux. C’est sur ce premier terrain de l’instruction préparatoire que Tarde formule, teste, confronte ses intuitions sociologiques, forge les convictions qui serviront de base à sa lecture du phénomène criminel : « Il s’est aperçu en effet qu’il y avait matière à science dans l’étude des comportements criminels[30] » Percevant le « caractère éminemment social des recherches d’ordre pénal[31] », l’observation et l’analyse des comportements des criminels le pousse à considérer avec plus d’attention le cas d’espèce, dans sa capacité à reformuler la règle, et ainsi à se tourner vers l’individu.

En tant que juge, Gabriel Tarde a été formé à pratiquer la forme logique du syllogisme juridique – raisonnement au sein duquel la prémisse mineure, le cas particulier, renforce la prémisse majeure, la règle de droit[32]. En rapprochant l’anthropologie et la sociologie du droit criminel, Tarde prend le parti de plus se préoccuper du criminel que du crime et d’individualiser ainsi les questions pénales[33]. Instructif pour Tarde lorsqu’il est considéré comme un aspect singulier et néfaste des sociétés[34], le crime et son étude réhabilitent le cas d’espèce en tant que loupe d’observation du social. De sa mise en pratique ajustée à l’observation directe de magistrat instructeur, Tarde va cependant bien plus loin. De son terrain, il tire une application théorique de première importance : le droit doit s’étudier « comme une simple branche de la sociologie, si on veut le saisir dans sa réalité vivante et complète[35] ».

Ainsi, quand le juge Tarde interroge le droit, il ne le fait pas à travers le prisme du législateur ou du jurisconsulte, par le biais de la règle normative ou de la jurisprudence, mais en scrutant le comportement des consciences individuelles[36].

Dans son manuel pratique du juge d’instruction, Delamorte-Felines considère que le magistrat est « appelé à scruter la conscience des témoins, et [...] faire une étude particulière du genre humain[37] ». Le juge Tarde semble bien être pourvu cette qualité que lui reconnaît de nombreux contemporains : « il avait l’abord facile et se plaisait à scruter, dans des conversations familières, les âmes de ses compatriotes[38] ».

C’est bien de la pratique de l’investigation criminelle et de l’instruction judiciaire que naissent et sont formulées ses premières considérations sur la société qui l’entoure. Du terrain de la pratique du juge d’instruction à son bureau de la tour du manoir familial de La Roque Gageac, Gabriel Tarde expérimente, énonce et valide sa pensée juridique. Il inaugure une discipline nouvelle : la criminologie.

Gabriel Tarde, criminologue

Tout en exerçant les fonctions de juge d’instruction au tribunal de Sarlat, Gabriel Tarde poursuit une intense activité d’écriture : contes et poèmes, notes de lectures diverses, correspondance.

Son premier ouvrage date de 1879, mais il s’agit d’un recueil de poème de jeunesse dont il a très rapidement interrompu la distribution[39]. Tarde a également participé en 1876 au congrès scientifique de France, qui se tenait à Périgueux, en produisant une étude sur Maine de Biran. Il a surtout rédigé une douzaine d’articles, de 1880 à 1885, pour la Revue philosophique dirigée par Théodule Ribot (1839-1916). Cinq de ces articles, parus de 1883 à 1885, traitent de la question criminelle. Le premier est un commentaire de la grande édition 1880 du Compte général de l’administration de la justice criminelle en France[40]. Cette édition comprenait, pour la première fois, un long rapport relatif aux années 1826 à 1880. Alexandre Lacassagne (1843-1924), notamment, l’avait discuté dès 1881, dans la Revue scientifique. Le rapport, signé par le Garde des Sceaux de l’époque (Gustave Amédée Humbert), a en fait été rédigé par Émile Yvernès (1830-1899), chef du bureau de la statistique judiciaire. Ironie du sort, Yvernès occupe alors le poste auquel sera nommé, en 1894, Gabriel Tarde, qui rédigera à son tour les rapports des années 1891 à 1896[41]. Les autres articles sont plus directement liés à la présentation critique des travaux encore non traduits en français de « l’école italienne » de criminologie. Tarde entretient depuis 1883 une correspondance avec des confrères italiens (Filippo Turati, Napoleone Colajanni, Achille Loria, Enrico Ferri…) dont il analyse les travaux pour la Revue philosophique. Massimo Borlandi a bien montré, à partir de cette correspondance inédite et de ces travaux, comment Gabriel Tarde est passé du statut d’allié (1883 à 1888-89) à celui d’ennemi du courant lombrosien[42].

La Criminalité comparée (1886) 

En 1886, le magistrat jusqu’ici inconnu publie La Criminalité comparée. Largement signalé et discuté, ce premier ouvrage constitué d’articles précédemment parus lui apporte notoriété et reconnaissance. Tarde y rassemble ses vues : le crime est un produit de la société qui se propage par imitation, le criminel est un être social irréductible au déterminisme physiologique. C’est son premier livre publié à visée scientifique.

La Criminalité comparée est composée de quatre chapitres, de taille inégale. Le premier, « Type criminel », est une discussion critique et argumentée de la théorie du criminel-né de Lombroso. Le second chapitre concerne la statistique criminelle. Pour Tarde, le vrai danger en matière pénale ne vient pas du criminel-né mais de la « contagion imitative de cette corporation antisociale » des criminels de profession, qui rayonne et attire les déclassés et les oisifs. Le troisième chapitre est consacré aux « Problèmes de pénalité ». Il est composé d’une brève réflexion originale sur la preuve judiciaire sous l’angle de la construction de la conviction du juge et d’une étude sur la question de la responsabilité. Le dernier chapitre « Problèmes de criminalité », est entièrement paru dans la Revue philosophique en 1886 quelques semaines avant la sortie du livre[43]. Tarde y discute de la « géographie criminelle » en s’opposant, une nouvelle fois, à l’école italienne.

Le point commun de ces quatre chapitres est mis au jour dès la première lecture, bien qu’il ne soit pas explicitement nommé par Tarde dans son avant-propos : c’est la démonstration de « l’importance sociale de l’imitation »[44]. L’imitation a déjà ici dans sa réflexion un statut explicatif tout puissant. Elle est le phénomène qui permet de décrire l’objet de l’observation scientifique qu’est, selon Tarde, la répétition. Sur un demi-siècle, la statistique de la justice criminelle montre une augmentation des infractions, celle de la statistique de la justice civile est stable tandis que la statistique de la justice commerciale marque une baisse. Pour Tarde, la première illustre le pouvoir dangereux de l’imitation, la seconde son inaction, la troisième, son effet salutaire[45]. Ce n’est certainement pas le lieu d’analyser ici ce concept d’« imitation » ni sa place dans l’œuvre de Tarde mais il est remarquable qu’il soit d’ores et déjà omniprésent, bien qu’encore à l’état d’ébauche, dans La Criminalité comparée[46].

La réception de La Criminalité comparée

Ce livre est obscur, mal écrit, mal composé, surtout, paradoxal. D’ailleurs, intéressant pourtant, plein de choses, plus riche en ses deux cent dix pages que tant d’autres en leur cinq ou six cent et finalement, en son genre, un livre tout à fait remarquable. C’est qu’une part de son mérite est dans ses défauts même ; et la lecture en serait plus facile si la question y était traitée avec moins d’étendue. Mais M. Tarde en a vu toute la complexité ; ce qu’elle contient de rapports avec la physiologie, la psychologie, la philosophie même de l’histoire ; ce qu’elle a d’importance pour les sociétés de l’avenir[47].

Extrait de la première recension de La Criminalité comparée, ce jugement incisif paru dans la Revue des Deux-Mondes donne la tonalité d’une presse qui va largement annoncer et commenter le livre de Gabriel Tarde[48]. L’ouvrage est présenté dans la presse nationale et francophone durant le second semestre 1886. De nombreux comptes rendus paraissent. Dans l’ensemble, la critique est élogieuse. Dans la Revue générale de droit, A. Pereira fait ainsi une recension centrée sur la question du type criminel en enjoignant tous les criminalistes à lire un ouvrage dont il prédit qu’il « exercera sûrement une influence marquée sur la direction des études de sociologie criminelle qui sont actuellement à l’ordre du jour[49] ». Sigismond Zaborowski écrit dans La Justice que « tant de choses nous plaisent dans cet ouvrage, que nous voudrions le passer en revue presque en entier ». Il expose à ses lecteurs, à plusieurs reprises, la position de Tarde sur le type criminel, la responsabilité pénale et l’accroissement de la criminalité[50].

Les critiques sur le fond de l’ouvrage portent surtout sur la position de Tarde en politique pénale, voire en politique. Ainsi, dans la Revue de la réforme judiciaire et législative dirigée par Victor Jeanvrot, le recenseur estime que Tarde s’est départi « du calme, de la modération et de l’impartiale sérénité du philosophe » dans le chapitre consacré à la statistique criminelle. Tarde « pousse au noir » le tableau de la criminalité, son « esprit de système » l’entraîne à un « pessimisme excessif ». Si la proposition de créer une clinique criminelle dans les écoles de droits est approuvée, certaines affirmations sont contestées pour leur « prestigieuse désinvolture », notamment sur la difficulté de requérir contre les électeurs depuis le retour du « parlementarisme », sur la peine de mort « qui ne tue plus rien depuis longtemps » enfin et surtout, sur la nécessaire transformation politique pour une fermeté gouvernementale. « Toujours la panacée du gouvernement fort ! Mais c’est là un vieux fusil rouillé qui n’a jamais effrayé les criminels[51] ».

À l’aune du nombre de ces recensions et de leurs effets, le premier « livre de sociologie » de Gabriel Tarde, selon l’expression d’Espinas, est un franc succès. Il a conféré à Tarde une renommée nationale, il lui a ouvert de nouveaux contacts dans le monde savant et lui a permis d’élargir son rayonnement en donnant des articles aux Archives de l’anthropologie criminelle, à la Revue d’anthropologie, à la Revue scientifique, tout en contribuant régulièrement à la Revue philosophique. Tarde est d’ailleurs resté jusqu’à la fin de sa vie un fidèle contributeur à ce champ de connaissance. Par ses fonctions de magistrat exercées jusqu’en 1893, puis de chef du bureau de la statistique au ministère de la Justice de 1894 à 1900 ; mais aussi par intérêt personnel, puisque Tarde a pris une part active aux congrès d’anthropologie criminelle de 1889 (Paris) et 1892 (Bruxelles), au congrès pénitentiaire de Bruxelles (1900), au congrès international de psychologie (1900) et qu’il ne cessera d’intervenir sur la question criminelle à la Société générale des prisons. La Criminalité comparée est le premier ouvrage figurant dans ses titres de candidature à la chaire de philosophie moderne au Collège de France. Deux ans avant sa mort, Tarde rédigeait de nouvelles leçons pour un cours de criminologie.

En 1889, la rédaction de la Revue de la réforme judiciaire constate, dans une recension tardive de La Criminalité comparée que « l’éloge de cet ouvrage n’est plus à faire. Il jouit dans le monde savant d’une estime et d’une autorité qui assurent à l’auteur une place distinguée parmi les philosophes contemporains[52] ».

Gabriel Tarde sociologue

Il convient maintenant de nous interroger sur la place du droit dans la sociologie tardienne. On s’appuiera ici sur son ouvrage Les Transformations du droit. Étude sociologique. Nous dessinerons ensuite une esquisse du paysage des relations entre Tarde et les juristes de son temps en soulignant leur rencontre paradoxalement tardive.

L’apport de Gabriel Tarde au droit. L’exemple des Transformations du droit. Étude sociologique (1893)

À propos des Transformations du droit publié en 1893 chez Alcan, René Worms qualifie le nouvel ouvrage de Tarde d’« essai de systématique juridique », précisant ensuite que son auteur « s’est attaqué d’abord à la série des faits qui lui sont professionnellement et scientifiquement les plus familiers, les faits juridiques[53] ». Au premier abord, il s’agirait donc bien d’un ouvrage de droit.

De fait, les nombreuses références aux études juridiques attestent d’une forte documentation et d’une connaissance de tous les travaux de son temps en matière de droit. Sumner-Maine, Dareste, Laveleye, Aguanno, Seignette, Viollet sont quelques-uns de ces éminents juristes et historiens du droit sur lesquels s’appuient assidûment Tarde. Il se nourrit également des écrits de Fustel de Coulanges, Darmesteter, Savigny mais aussi de Loria pour ses thèses socialistes ou de Savvas Pacha pour la culture musulmane[54].

Le sous-titre Étude sociologique invite cependant à une porosité entre la sociologie et le droit. Pour Gabriel Tarde, le droit est un ensemble de règles qui régissent les relations sociales. Cependant, il ne s’en tient pas à cette définition classique et la dépasse en soulignant que cet ensemble de règles s’inscrit dans un contexte qui influe et favorise son déploiement. Par sociologie, Tarde définit une discipline qui a « pour domaine essentiel tous les faits de communication entre esprits et tous leurs effets[55] ».

Préciser, les lois de cette logique, marquer les enchaînements qu’elle nécessite, les unions qu’elle empêche, les rétrogradations qu’elle interdit, dégager ces lois, les élever au-dessus de toutes les petites formules empiriques d’évolution ou de déductions supérieures, applicable à toutes les connexions possibles de changements sociaux : telle est la tâche que, à mon sens, doit s’imposer la sociologie, si elle veut prendre rang parmi les sciences[56].

Moins qu’un « essai de systématique juridique », les Transformations du droit sont plus un rappel des thèses essentielles de la conception tardienne de la sociologie et représentent une tentative de systématiser l’application de son concept de l’imitation à l’ensemble de la vie sociale et, ici, au droit. Dans sa préface à la deuxième édition, il reprend un à un les arguments de ses « adversaires » qui lui reprochent « de réduire à peu près tout, en science sociale, à l’imitation[57] ». Pour lui, et il ne cesse de le répéter, l’imitation est le fait social élémentaire. Tout comme dans n’importe quel processus social, l’imitation a un rôle majeur dans les transformations du droit. Dans le septième et dernier chapitre, « Le droit et la sociologie », Tarde argumente en faveur d’un enracinement du droit dans les sciences sociales et défend un enseignement de la sociologie dans l’éducation du juriste – le droit n’étant qu’un « fragment de la sociologie[58] ». En faisant appel à l’histoire du droit, il compile minutieusement de multiples détails signifiants de la vie sociale sur le temps long et développe toute une série d’exemples illustrant l’apport de l’imitation dans l’étude juridique des sociétés : « Quelle que soit, d’ailleurs, la cause de l’imitation, il est sûr qu’on a imité, et que si on n’avait pas imité, jamais le droit d’aînesse n’aurait régné partout où on le voit établi au 18e siècle[59] ». « L’imitation-pensée » est un autre exemple qu’il invoque pour démontrer la disposition générale des juges à ne pas opérer de renversement de jurisprudence face aux situations juridiques nouvelles pour eux et à adopter un comportement dit routinier[60]. Par souci de stabilité, le juge va choisir de se fonder sur des précédents pour rendre sa décision plutôt que de considérer la particularité du cas et faire jurisprudence.

Comme l’a bien démontré Édouard Tillet, « le ressort profond des transformations du droit procède d’un fonctionnement syllogistique inscrit dans l’ordre social » :

De fait, un Code, qu’il soit pénal ou civil, ne sera pas la traduction juridique d’un législateur. Il est la conclusion d’un gigantesque syllogisme pratique, dont la majeure est fournie par l’état des aspirations et des désirs chez les membres du groupe social, et la mineure par l’état des connaissances, des croyances et des idées[61].

Le droit, en tant que « partie intégrante » et « miroir intégral de la vie sociale[62] » a ainsi la particularité de saisir tant la multiplicité des inventions, par le micro-juridique (telle que la pratique du juge d’instruction), que les phénomènes sociaux produits de l’imitation et de la reproduction à grande échelle de certaines innovations. En cela, le droit est appréhendé par Tarde « comme une haute et complexe opération de logique sociale[63] ».

Dès lors, le droit, ne constituant pas un univers clos, autosuffisant, est un « objet social » qui ne peut se comprendre que par l’étude des relations interindividuelles et par la prise en compte de l’ordre social sans lequel ne peut pas s’épanouir la règle juridique[64]. En inscrivant le droit dans le social, le sociologue Tarde peut ainsi en saisir toutes les transformation – l’imitation étant le moteur des transformations du droit.

Les juristes et Tarde, une rencontre tardive

Ayant esquissé à grands traits la position de Tarde sur les rapports du droit et de la sociologie, il paraît utile de confronter cette position à sa sociabilité savante. Quels furent les liens et les déterminations de Tarde aux juristes contemporains ? Partant de la correspondance du fonds Gabriel Tarde déposé aux Archives du Centre d’histoire de Sciences-Po nous avons entrepris de reconstituer de manière chronologique – à Sarlat, puis à Paris – les relations tissées entre Tarde et les juristes de son temps. Deux temps se distinguèrent assez nettement : le temps du silence, de l’absence de contact entre Tarde et le milieu des juristes dans les années 1880 ; puis le temps de la rencontre et des premières connexions de Tarde avec certains juristes ouverts aux sciences sociales (Maurice Hauriou, René de Kérallain, Raoul de la Grasserie, Raymond Saleilles…) à partir des années 1890.

Les données produites par ce dépouillement ont porté un résultat de prime abord paradoxal : les juristes sont les grands absents de l’entourage de Tarde. Tarde côtoyait bien au quotidien les avocats et les magistrats du tribunal de première instance de Sarlat mais aucun juriste ayant soutenu une thèse et occupant une chaire dans une faculté de droit ne semble être en contact avec notre juge d’instruction périgourdin. Ses influences intellectuelles sont ailleurs, comme nous l’avons vu plus haut. Seule exception à cette distance, Charles Gide, alors professeur à la faculté de droit de Montpellier, avec lequel Tarde entretient des liens d’amitié dès 1882.

Le premier milieu savant ouvert aux réflexions de Tarde fut celui de la criminologie naissante. Ce n’est ainsi très significativement qu’à partir de la réception de la Criminalité comparée que nous pouvons déceler un intérêt des juristes aux travaux de Tarde. Avant les années 1890, Gabriel Tarde ne manifesta d’ailleurs pas de désir à entrer en contact avec le milieu juridique académique. Il semblerait même plutôt le fuir. Ses premiers articles ne sont pas publiés dans des revues juridiques spécialisées comme La Revue critique de législation et de jurisprudence. Il fait le choix de revues généralistes bien diffusées telles que la Revue philosophique de Théodule Ribot, la Revue des Deux Mondes de Charles Buloz et, à partir de 1887, les Archives d’anthropologie criminelle. De même, son éditeur Félix Alcan est spécialisé dans les sciences et la philosophie, et non dans le droit. Les lectures dont il rend compte pour la Revue philosophique et les Archives d’anthropologie criminelle n’appartiennent pas non plus au domaine de la science juridique[65]. Étant « entré sans goût, presque par force[66] » et à défaut d’être reconnu dans le milieu des juristes, Tarde trouva peut-être dans l’anthropologie criminelle une échappatoire, un milieu plus ouvert où tout était encore à faire, à penser, à écrire.

L’appartenance de Tarde à la petite magistrature de province peu visible et mal reconnue, mais aussi son choix résigné en faveur d’une carrière sans ambition pour rester auprès de sa mère, et enfin la modicité de son salaire nourrissaient-ils probablement une gêne et un sentiment d’infériorité face à des personnalités occupant les premiers rangs de la magistrature et les chaires des facultés de droit[67]. De même que la façon de penser, d’écrire, de se représenter le monde qui se caractérise chez Tarde par une curiosité insatiable nourrie de lectures éclectiques, une graphomanie compulsive produisant de multiples écritures (intimes, littéraires, philosophiques et déjà sociologiques)[68] peut relever d’une épistémè perdue (ou non advenue ?) pratiquée par ces quelques savants qui, contemporains de Tarde, s’investissaient à la fois dans le romanesque, voire le poétique, et le savant[69]. Cette tension entre orientations littéraires et orientations scientifiques[70], qui ne cessera d’habiter Tarde et qui sera plus tard dénoncée comme de la confusion[71], occupent tant le juge sarladais pendant ses heures de loisirs qu’elle peut aussi expliquer l’absence des juristes dans les réseaux tardiens.

Tant d’un point de vue professionnel (aucune demande d’avancement dans la famille judiciaire, pratique de terrain du magistrat instructeur, réhabilitation du cas d’espèce en tant que loupe d’observation du social, appréhension du droit dans sa réalité vivante et complète à l’aune de la sociologie) que d’un point de vue intellectuel (intérêts éclectiques, écritures savantes et littéraires), Gabriel Tarde ne rejoint en rien la figure traditionnelle du magistrat ou du jurisconsulte attachés à la règle normative et à la jurisprudence. Il faut attendre les années 1890 pour qu’apparaissent les premières connexions entre Tarde et les juristes.

Plusieurs stratifications temporelles des rapports entre Tarde et les juristes ont émergées suite à notre dépouillement de la correspondance reçue par Gabriel Tarde[72].

Tout d’abord, les années 1880 sont celles de ses premiers échanges avec le juriste Charles Gide (1847-1932). Tarde et Gide entretiennent une relation épistolaire suivie de 1882 à 1899[73]. D’une famille de juriste protestant, Gide soutient sa thèse sur « le droit d’association en matière religieuse » devant la faculté de droit de Paris en 1872. Affecté à la faculté de droit de Bordeaux, il est titularisé dans la chaire d’économie politique en 1879. Après être passé par la faculté de droit de Montpellier, il est chargé en 1898 d’un cours d’économie sociale comparée à la faculté de droit de Paris créé à l’initiative du Comte de Chambrun, fondateur du Musée social.

Ensuite, le début des années 1890 est marqué par des rencontres avec des juristes tels que Jules Liégeois (1833-1908)[74] avec lequel Gabriel Tarde échangea une correspondance de 1890 à 1900. Juriste français membre de l’École de Nancy, connu pour ses travaux sur l’hypnose et les suggestions criminelles, Tarde fit le compte-rendu de son ouvrage La Suggestion et le somnambulisme dans leurs rapports avec la jurisprudence et la médecine légale[75]. Tarde entretint aussi des liens réguliers avec le juriste belge réformateur Adolphe Prins (1845-1919)[76] à partir de 1890 et jusqu’en 1901, année durant laquelle Prins devint recteur de l’université de Bruxelles. L’année 1891 marque le commencement d’un échange épistolaire entre Tarde et Édouard Gauckler[77], professeur à la faculté de droit de Caen, puis professeur de Droit civil à l’université de Nancy, que l’on peut suivre jusqu’en 1901. Il importe aussi de remarquer la correspondance amicale entretenue entre le juriste et homme politique Fernand Faure (1853-1929) et Gabriel Tarde qui totalise dix lettres échelonnées entre 1893 et 1902[78]. Docteur en droit et agrégé, Faure enseigne à la faculté de droit de Douai de 1877 à 1880, puis à Bordeaux. En 1893, il est nommé à la chaire de statistique à la faculté de Paris. De 1896 à 1901, il est directeur général de l’enseignement, puis reprend sa chaire, tout en assurant la direction de la Revue Politique et Parlementaire. Proche de Tarde, il introduit son ami dans les réseaux intellectuels et politiques de la capitale à l’occasion de nombreux dîners organisés chez lui[79]. Secrétaire général du comité parisien du Monument Tarde, Faure proclame un long discours lors de l’élévation de la statue de Gabriel Tarde à Sarlat en 1909 qui témoigne de cette fidèle amitié[80].

Ce n’est qu’après 1894 que les rapports entre Gabriel Tarde et les juristes s’intensifient. L’année 1894 voit le commencement d’un échange épistolaire de Tarde avec trois figures de juristes importantes : Louis Puibaraud (1849-1903), Maurice Hauriou (1856-1929) et René Worms (1869-1926). Gabriel Tarde échangea deux lettres avec Puibaraud en 1894[81] alors que Tarde lit et publie la même année un compte-rendu de son ouvrage intitulé, Les Malfaiteurs de profession[82]. Entre le juriste sociologue Hauriou et Tarde, on peut retracer leurs discussions épistolaires jusqu’en 1901[83]. Reçu premier au concours d’agrégation en 1882, professeur d’histoire générale du droit à la faculté de droit de Toulouse à partir de 1883, Maurice Hauriou est l’un de ces rares juristes qui s’intéressa à la science sociale et élabora une pensée sociologique du droit. Remarquable par sa densité et sa régularité, la correspondance de René Worms à Tarde réunit douze lettres envoyées entre 1894 à 1900[84]. Professeur d’économie politique à la faculté de droit de Caen, Worms est un juriste éclectique dont les intérêts le portent surtout vers la sociologie. « Entrepreneur des sciences sociales[85] », Worms fonde successivement la Revue internationale de sociologie en 1893, l’Institut international de sociologie dont le premier congrès se tient en 1894 et la Bibliothèque sociologique internationale aux éditions Giard et Brière tout en animant la Société de sociologie de Paris, société savante créée en octobre 1895. S’il tente d’introduire la sociologie dans le cursus universitaire en proposant l’ouverture d’un cours de sociologie à la faculté de droit de Paris dès 1892. Ce ne sera qu’en 1909 qu’un cours libre de sociologie sera proposé aux étudiants en droit. Médiateur et entremetteur, ses lettres échangées avec Gabriel Tarde témoignent de ce dynamisme voué à la diffusion et à l’institutionnalisation de la sociologie. Worms tenta de rallier Tarde à sa cause en l’impliquant dans ses lieux et ses réseaux de la promotion des sciences sociales. Si René Worms participa activement à la diffusion nationale et internationale de l’œuvre tardienne en publiant et en discutant ses écrits, notons que Tarde fait un compte-rendu de sa thèse de doctorat ès lettres intitulée Organisme et société[86].

De 1895 à 1903, Tarde reçut une abondante correspondance du juriste et historien breton René de Kérallain (1849-1928)[87]. Licencié en droit en 1873 et d’une grande érudition, il traduit et participe ainsi à la diffusion de nombreux auteurs anglais tels que le juriste et anthropologue Henry Sumner-Maine ou encore le juriste Frederick Pollock. Sous divers pseudonymes, dont celui de Britannicus, Kérallain collabore à de nombreuses revues comme la Revue historique, la Revue britannique, la Réforme sociale, la Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence. Tarde le rencontre à Paris en mai 1896 et semble apprécier ce « catholique très fervent et en même temps très libre dans la limite des dogmes, enfant terrible de son parti[88] ». Toutes aussi riches, les treize lettres reçues du docteur en droit et juge au tribunal de Rennes, Raoul de la Grasserie (1839-1914), s’échelonnent entre 1897 et 1901[89]. Si ces deux juristes et graphomanes bretons restent des figures peu visibles dans le milieu des juristes car non titulaires d’un poste en faculté, trois éminents juristes émergent dans la correspondance de Tarde à la fin des années 1890 : Jean-Marie Cruppi (1855-1933), Raymond Saleilles (1855-1912) et Louis Proal (1843-1900). Magistrat et homme politique, membre de la commission de la réforme judiciaire, Cruppi envoie quatre lettres à Tarde entre 1896 et 1900[90]. Dans le fonds Tarde, nous avons aussi la trace d’un manuscrit de compte-rendu de Tarde sur l’ouvrage de Cruppi, La Cour d’Assises, intitulé « Réformes judiciaires » et daté de novembre 1897[91]. Les discussions épistolaires entre le juriste et professeur de droit civil à la faculté de droit de Paris, Saleilles, et Tarde témoignent d’un intérêt et d’une estime réciproque pour le travail de l’autre. Expressions de ces échanges intellectuels et amicaux, Tarde rédige la préface à L’individualisation de la peine publié en 1898[92] et Saleilles demande une communication de Tarde sur les rapports du droit comparé et de la sociologie pour le Congrès de droit comparé en 1900. Il en résulte l’envoi de dix lettres de Saleilles à Tarde de 1898 à 1900[93]. Si Louis Proal (1843-1900)[94] n’adressa qu’une lettre en juillet 1900 à Gabriel Tarde, elle est à mentionner car Tarde présenta son ouvrage Le Crime et le suicide passionnel à l’Académie des sciences morales et politiques le 11 mai 1901 et manifesta ainsi d’un intérêt certain pour la pensée juridique de Proal[95].

À partir des années 1890, Gabriel Tarde pénètre le milieu judiciaire avec une accélération sensible dès 1894, soit durant les quatorze dernières années de sa vie. Les causes de ce rapprochement sont assez claires. Ces années sont celles où Tarde acquiert une visibilité sur la scène de l’anthropologie criminelle (participation aux congrès pénitentiaires et d’anthropologie criminelle[96], articles dans la Revue philosophique et les Archives d’anthropologie criminelle, polémique avec l’École italienne[97]) et donc un statut (représentant de l’École française). Cette reconnaissance dans le champ de la jeune criminologie est symboliquement signifiée par sa nomination à la place de Président d’Honneur lors du Congrès de Bruxelles (7-14 août 1892). C’est aussi en 1890 que Gabriel Tarde publie simultanément deux ouvrages fondamentaux, La Philosophie pénale et Les Lois de l’imitation, qui eurent rapidement un grand succès tant en France qu’à l’étranger et qui fondent la renommée du petit magistrat de Sarlat. Enfin, sa nomination à Paris au ministère de la Justice en 1894 le rapproche des réseaux influents et favorise dès lors une multiplication des rencontres et des contacts.

C’est donc dans un contexte d’épanouissement et de reconnaissance intellectuel et social, que les juristes découvrirent Tarde. De la sociologie criminelle à la sociologie, une progressive reconnaissance et réception de l’œuvre sociologique de Tarde s’opèrent alors, chez certains juristes sensibles aux développements des sciences sociales : Maurice Hauriou, René de Kérallain, Raoul de la Grasserie, Raymond Saleilles[98]. Gabriel Tarde ne s’investit pas pour autant plus dans le milieu des juristes. De fait, les juristes qui correspondent avec Tarde restent largement minoritaires à l’échelle de l’ensemble de sa correspondance.

Tarde est engagé sur un autre terrain. Après la criminologie, il investit plus franchement la sociologie en rédigeant des ouvrages de théorie au sein desquels son système de pensée est éprouvé et normalisé. La Logique sociale (Paris, Alcan, 1895)[99]Les Lois sociales (Paris, Alcan, 1898)[100], L’Opposition universelle. Essai d’une théorie des contraires (Paris, Alcan, 1897)[101]. Il s’attacha ensuite à appliquer ses idées à des domaines particuliers de la vie sociale tels que la politique ou l’économie. Dès 1899, Tarde avait publié un ouvrage intitulé, Les Transformations du pouvoir (Paris, Alcan, 1899) et, c’est en 1902 qu’il édite La Psychologie économique (Paris, Alcan, 1902). Il y met à l’épreuve les concepts philosophiques de « différence » et de « répétition » dans le domaine des sciences sociales.

Cette première esquisse, plus quantitative que qualitative, des rapports de Gabriel Tarde aux juristes de son temps a permis de mettre au jour plusieurs paradoxes. Tout d’abord, celui d’une absence de contact avec les juristes savants que l’on pourrait presque interpréter comme une attitude d’évitement de la part de Tarde alors qu’il exerçait en tant que magistrat et aurait pu instaurer un dialogue sur les questions pénales qui le préoccupaient alors sur le terrain de l’instruction et qui nourrirent sa réflexion sur le crime et la peine. Conséquemment, les quelques écrits publiés par Tarde dans les revues avec lesquelles il collaborait sont restés inconnus du milieu des juristes. Ensuite, alors que Tarde investit plus franchement la sociologie naissante en énonçant, dans un premier temps, une sociologie criminelle puis, dans un second temps, en normalisant son système de pensée à tous les domaines de la vie sociale, et qu’il démissionne de l’administration judiciaire, ses écrits furent enfin connus, reçus et discutés auprès de certains juristes qui s’intéressèrent à son travail. Ce décalage peut être lu comme un rendez-vous manqué entre la sociologie tardienne et le droit en raison notamment de ses origines provinciales et de sa modeste position dans la hiérarchie de la magistrature, mais il peut aussi être une clé de compréhension du contexte d’élaboration d’une pensée originale à l’écart des doctrines qui s’appuyait moins sur une dogmatique que sur le terrain de l’enquête judiciaire.

Conclusion

Si ce n’est pas directement par sa formation et sa profession en tant que magistrat que Gabriel Tarde et le milieu des juristes se rencontrèrent, c’est bien à cause de sa profession et surtout de la manière dont il investit sa pratique de l’instruction que Tarde vint à mettre en application ses principes observés sur le terrain du crime en développant une théorie du crime et de la peine originale, en proposant des critères de certitude du jugement, en commentant de manière inédite la statistique criminelle, en participant à la naissance de l’anthropologie criminelle et de la psychologie des foules, et enfin en formulant une sociologie criminelle qui pouvait finalement intéresser les juristes.

Tarde, un juriste à la marge ? Tarde est probablement davantage un sociologue du droit qu’un juriste. Si l’étude de la transformation d’une règle de droit sur le temps long, selon le postulat que le droit est sujet à des transformations, peut définir la sociologie juridique[102], la démarche méthodologique tardienne qui consiste à réhabiliter l’accidentel, le spontané, l’« invention » engendrant des inflexions sur le temps long de l’histoire relève bien d’une sociologie du droit.

Gabriel Tarde nous apparaît plus alors comme un précurseur de la sociologie du droit, un médiateur, un électron libre n’appartenant à aucun milieu et témoignant d’une liberté de pensée singulière parfaitement inscrite dans les débats de son temps. Praticien érudit, reconnu mais isolé, le magistrat philosophe de Sarlat ne nous semble pas avoir fait école parmi les juristes autant que le milieu des sciences juridiques n’était pas prêt à intégrer la science sociale dans ses facultés et dans sa pratique de la jurisprudence. Tant sur le fond que sur la forme, l’œuvre de Tarde apparaît ainsi dans sa singularité mais aussi, dans sa temporalité, fortement marquée par le moment d’indécision et de foisonnement théorique de son temps.

Louise Salmon

(Centre d’histoire du XIXe siècle de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et du Centre Universitaire de Recherches sur l’Action Publique et le Politique du CNRS) travaille sur la figure de Gabriel Tarde dans la perspective d’une histoire des pratiques intellectuelles. Elle a notamment publié Le Laboratoire de Gabriel Tarde. Des manuscrits et une bibliothèque pour les sciences sociales (2014), et avec Jacqueline Carroy, Gabriel Tarde. Sur le sommeil ou plutôt sur les rêves, et autres écrits, 1870-1873 (2010).

Marc Renneville

(Centre A. Koyré, UMR 8560 CNRS/EHESS/MNHN) travaille sur l’histoire de la justice et des sciences de l’homme. Auteur de Crime et folie (Fayard, 2003), il a contribué à la création du Centre de ressources pour l’histoire des crimes et des peines (ENAP). Il est directeur de la publication de la plateforme criminocorpus.org

 

 

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